Humanum

Qui est humain

Vue du Lac Itasy

Rédigé par λβ / 09 avril 2024

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A Manu

 

 

 

La page redevient blanche. Les crêtes des volcans tout proches s’entrelacent avec celles plus au loin qui apparaissent dans le creux entre deux sommets, un peu flous, découpant le bas du ciel qui remonte du blanc cassé par le bleu en dégradé jusqu’au zénith, presque foncé. Un vol d’oiseaux blancs perce le foisonnement de verts des rizières, par endroits des petits groupes de personnages minuscules apparaissent en taches rouge, vert, blanc, beige, aux têtes noires, occupés à travailler sur une parcelle ou marchant en file indienne, sur les étroits chemins qui séparent les pièces du puzzle vert clair et parfois plus soutenus, parsemé de terres brunes fraîchement retournées par la pelle ou le zébu. Je contemple mon immobilisme dans ce tableau ; mon passage de la torpeur à la résignation, à l’attente, à la disponibilité, à la croyance en la magie de l’approche et pourquoi pas au génie du lieu. Je ne m’étonne plus de me considérer là, marionnette les fils relâchés au sol, entre deux conditions, en état d’arrêt, comme un bateau en cale sèche on ne sait pour combien de temps encore, observant un groupe de fleurs roses créer une tache en plein dans les rayons du soleil posés sur les arbustes, devant les rizières, et au fond les volcans, sous les nuages gris menaçant de pluie qui se tiennent prêts, sur la rive opposée du lac, sans pour autant la franchir encore.

La torpeur n’est pas de ne rien faire mais de finir par penser qu’on n’existe pas. Un néant n’aspirant plus à rien. L’attente sans objet, se tenir à disposition, pas entièrement passif… Il va pleuvoir, ce serait le moment de partir en promenade avant l’averse et ainsi avoir une chance de se laisser surprendre.

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Le matin. Emmanuel et la reprise de notre bavardage. Le plus long du temps c’est moi qui écoute, intervient et pose quelques questions avant que le cours ne reprenne ou que le sujet ne s’épuise, que revienne celui de la météo ou de la sismologie dans la région, des us et coutumes du coin. Un groupe de clients de l’hôtel arrive. Un homme, des femmes d’âges divers et des enfants, au milieu desquels une robe blanche à sandales et cheveux frisés répand de lourdes effluves d’un parfum probablement bon marché et pulvérisé à intervalles réguliers. La jeune femme s’assied, le téléphone intelligent rivé sur ses yeux, et enchaîne rapidement plusieurs autoportraits pour dire que « je suis belle », que « je suis ici dans cet hôtel dans une ville de villégiature », et demander la validation de son public en publiant sur les réseaux sociaux.

Sur la crête, l’averse qui devait me surprendre hier est arrivée ; je l’ai accueillie joyeusement. Trouvé refuge dans une petite gargote à café où je parlai un peu avec les habitants. Puis marche sous la pluie fine, lançant des saluts au gens que je croisais, nombreux. Douche fraîche au retour. Quatre ou cinq coups d’oeil à la robe blanche parfumée ce matin, venue en famille avec sa fille et sans homme. De nombreux vols d’oiseaux en fin de journée, jouant à se poser sur les branches des arbustes puis repartant tous ensemble chasser les insectes qui abondent et pullulent le soir autour du lac.

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Les paysans ont allumé un feu au sommet d’un petit volcan éteint. Aux alentours, les monts plus élevés touchent les nuages gris chargés d’orage. Le maigre panache de fumée blanche semble un jouet dans le ciel obscurci. Un contraste humide parcoure le lac où les tons de vert des rizières s’illuminent sous les rayons du soleil qui percent par endroits les nuages. Un vent fort et joueur s’est levé sur ce paysage de maquette où la lumière cisèle les détails du moindre arbuste sur les flancs des volcans proches, tandis que les mastodontes endormis, figés de l’autre côté du lac, demeurent dans l’ombre. Le souffle de l’air à la surface gris-vert de l’eau soulève d’innombrables vaguelettes blanches.

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Forte pluie cet après-midi, j’étais de nouveau piégé à l’intérieur d’une petite échoppe au village à attendre la brève accalmie pour rentrer à l’hôtel. Tout est boue aussitôt, en quelques heures la piste se change en un ruisseau de terre liquéfiée.

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Un lac étendu aux pieds des volcans. Les nuages nombreux projettent des taches de lumière sur le patchwork de tons verts et bruns des rizières qui mangent la surface des eaux, de l’acier brillant au vert clair, le riz, la terre, l’eau, les rochers, des frondaisons au bleu du ciel aperçu dans le trou d’un nuage, les détails des monts alentours et la présence vaporeuse des sommets plus éloignés.

Il est quatre heures moins le quart. Un vent frais hésite à faire de l’après-midi la soirée. Une poule et ses cinq poussins apparaissent, ils traversent le chemin recouvert de graviers. Les herbes hautes ont envahit les recoins, portant sur de longues tiges des fleurs des champs aux pétales blancs et roses à hauteur d’homme. Un des chiens de la maison est venu se coucher à mes pieds. Après quelques instants, il repart.

L’espace au-dessus du lac s’est dégagé, laissant les rayons du soleil changer sa teinte en un blanc-gris laiteux. Tous les nuages semblent immobiles, accrochés au ciel. Au sol, une brise. Quel sera l’avenir ? La pluie ou le beau temps ? La silhouette du piroguier et de son embarcation noircit une pièce du puzzle dans une zone ombragée des eaux lisses reposant calmement. Elle seule se déplace dans le quadrillage. Au loin sur la gauche et jusqu’à l’îlot proche, le relief se trouve sous le soleil, tandis que tout autour nous sommes recouverts d’ombre. Si je fais un tour sur moi, le soleil rase encore quelques pentes, mais alors qu’un halo de ciel bleu demeure, cette brise qui remue les fleurs en bouquets de blanc, parme et orange semble éteindre la journée ensoleillée. C’est l’astre du jour qui est en train de se coucher sous les Tropiques, rapidement.

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En face, le lac apparaît dans une lumière vaporeuse. Les rizières en contrebas de la colline, au sommet de laquelle Emmanuel a construit son hôtel. Les parcelles noires sont celles travaillées par les paysans qui en retournent la terre à la main. De grands oiseaux blancs passent, ils nagent contre le vent de leurs battements d’ailes vigoureux. D’autres se sont posés sur les terres sombres, leurs taches à longs cous viennent chercher à manger. La forme noirâtre d’un rapace plane, glisse sur les masses d’air, formant par divers endroits des points de pivot autours desquels il décrit des cercles surplombant une zone qu’il scrute. Je tache de ne pas le perdre des yeux sur le fond vert et brun du paysage.

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Hier, en fin d’après-midi, lors d’une promenade à l’îlot de la Vierge comptant de nombreux saluts aux gens que je croisais sur le chemin, m’est arrivé une petit grâce.

Arrivé en haut de l’îlot, un petit groupe d’enfants semblable à ceux présents en ville ou près de la Chute de la Lily vendaient des petites figurines peintes, sculptées dans de la pierre de lave. Répondant à leurs demandes que je n’avais pas d’argent, je redescendais tranquillement après avoir échangé quelques paroles, et tout le long de la descente j’entendais derrière moi les voix de ces petits enfants, qui devaient avoir entre quatre et sept ans, m’interpeller. Puis un petit garçon finit par me dire « cadeau » en français. A force d’insister, je m’arrêtai auprès d’eux pour leur dire que malheureusement je n’avais pas d’argent à leur donner, mais je le voyais gentiment insister et me tendre dans la paume de sa petite main une petite tortue taillée dans la roche noire à la carapace peinte en bleu. Je pris le cadeau qui était tout léger et les remerciai en leur demandant où ils habitaient. C’étaient les enfants du hameau, ce petit ensemble de maisons tout près, à la base de la colline. En rentrant, je me retournai une dernière fois vers eux et les vis s’éparpiller dans les maisons, rejoignant leurs familles. Ma méfiance, mon manque d'intérêt et cette sourde habitude de la mendicité se trouvaient vaincus par la grâce enfantine.

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Il est dix heures sur la terrasse de la Chaumière de l’Itasy qui surplombe le lac et les rizières. Vues depuis le sommet de l’îlot de la Vierge où j’étais monté ce matin, ces dernières forment des aplats de verdure qui mangent les abords du lac en différents endroits sur son pourtour que les paysans gagnent sur les eaux. La pergola est encore en cours de rénovation et je me suis installé au bord du terrassement, à deux pas de la pente abrupte de la colline, dont le sommet a été rasé pour y construire le bâtiment principal et la série de bungalows posés face au paysage, sous l’ombre des rares branches du jacaranda qu’Emmanuel a planté il y a quelques années.
Je ne suis pas d’ici. Il faut laisser leur terre aux hommes qui l’habitent. Je suis un invité. Trouverai-je un jour un jardin pour mon propre refuge ? La femme d’Emmanuel m’a dit que ces rapaces, nombreux ces temps-ci à planer au-dessus des rizières, étaient des milans siffleurs.

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La fréquentation change l’atmosphère de l’hôtel que j’ai pour habitude de voir vide. Des habitués, tous des gens de la capitale. Un couple d’expatriés avec leurs nombreux enfants, un autre, directeur d’école qui nous apprendra à préparer la caïpirinha comme au Brésil. Un cycliste malgache, un couple, vieux vazaha avec sa copine. Elle me dit bonjour comme à tout le monde. Je la reconnais.

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Les milliers d’insectes volent dans les rayons du soleil, de haut en bas comme des ascenseurs au-dessus des herbes mouillées de rosée. Les volcans sont assoupis de l’autre côté du lac, sommeil majestueux troublé par l’érosion des années, du temps qui s’use sur leur peau. Le beau vert vif des rizières gagnées sur les bords de l’eau puis les reliefs au clair dans la brume opaque, au-dessus de nos têtes le ciel bleu limpide, grandi de l’absence de nuages, ou seulement quelques-uns, très étirés et prêts à disparaître.

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Toujours enfermé entre les sillons du mental qui nous prive de nous appartenir. Probablement la seule liberté accessible. Il faut la cultiver, rien hors de la durée pour parvenir à une transformation.

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Une marche sur la crête. Je ne reconnais pas certains passages, mon arbre a disparu, je veux dire que nous ne nous rencontrons pas lui et moi aux détours des chemins et parcelles nouvellement mises en culture.

L’arbre bouge un peu devant mes yeux, c’est la branche du jeune jacaranda, un petit lézard se déplace en mouvements saccadés très rapides comme s’il était sous la lumière d’un stroboscope. Emmanuel et sa petite famille partent pour le marché. En marchant justement, lors de la descente ce matin, je songeai à la jouissance directe du corps et de l’esprit, des jouissances brutes comparées au contrôle de ce corps et de cet esprit, une jouissance de la maîtrise de soi, une jouissance raffinée, élaborée. Contempler la Création, pouvoir se rendre maître de son corps et de son esprit, voilà des buts et des motivations suffisants.

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L’hôtel est vide. Dans les rizières mornes, le vert fluorescent des semis assemblés en petits rectangles. Le bleu très clair dessinant les bordures serrées des nuages se regroupant en une masse grisâtre contraste avec le paysage. Les deux teintes jeunes et vives en haut et en bas de mon observatoire relèvent pourtant à peine la panoplie de tonalités des terres rougeâtres et de verdures éteintes. Un autre jour, le même jour, est en train de naître à l’Ouest.

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Le jeune jacaranda planté un peu en contrebas de la terrasse est jauni, comme par un automne pour lui tout seul.

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L'autre fois je suis monté sur le sommet par le chemin de crête rejoignant Ampefy depuis la Chaumière. Il y avait là un arbre avant, le seul que j'aie pris dans mes bras comme font les personnes qui font des câlins avec les arbres. Je pensais que les grands arbres nous survivaient, que nous étions des êtres pressés nous agitant autour d'eux. Et puis il avait disparu. J'ai bien regardé, même sa souche n'était plus là et il restait un grand trou sur  le rebord qu'il occupait. Foudroyé ou simplement abattu. J'étais ensuite plus dubitatif sur l'ordre des choses ici bas. J'aurais dû savoir que tout est impermanent.

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L'eau est suspendue dans le ciel, en grandes quantités. L'orage bleu-gris foncé n'est pas encore sur le lac, de lointains grondements de tonnerre se font entendre. Le vert est mouillé par la lumière de l'eau blanche. Il a beaucoup plu ici, les routes sont recouvertes de vase et de limons qui ont débordé des caniveaux et dévalé les pentes volcaniques endormies. L'eau a remplacé le feu. L'élément vivant s'est partout installé. La prolifération des hommes mange la moindre parcelle déboisée, cultivée, creusée, construite. Les pieds et les mains modèlent la fine pellicule recouvrant le monde. Les uns et les autres sont absorbés à s'approprier la surface des choses ici bas.

Le vent qui s'est levé a apporté la pluie de l'autre côté du lac, le volcan proche est pris par la brume qui s'amène, s'étend et coule, se couche à la surface du lac. Les branches des arbres sont secouées en silence, les feuilles qu'elles portent bruissent en caressant l'air. Une fleur violette demeure sur le jacaranda, seule, elle est fanée. Un voile laiteux a coupé le lac en deux sur sa longueur. Il pleut.

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Tous les verts sont là étendus sur le relief plongeant dans les aplats de rizières qui mangent le périmètre du lac. Du vert bleu sombre au vert pamplemousse, dans les parcelles les plus proches la multitude des brins de riz forment des paillettes de nuances qui vibrent en ondulent avec les mouvements de l'air.

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L'été a retrouvé son ciel bleu. Sous la pergola de l'hôtel, Emmanuel m'entretient de sa santé et de la machine corporelle, des changements dans sa vie, de femmes comme d'emplois. Nous abordons le niveau des eaux du lac en cette saison, les prix des parcelles de rizières que les paysans lui vendent parfois, dans lesquelles il plante ou creuse des bassins pour l'élevage de poissons. Les chaise métalliques vert et rose pastel sont disposée les unes face aux autres au bord de la terrasse, posées tout près du vide, leurs teintes me rappellent ces petits pots de glace vanille-fraise, ou peut-être était-ce pistache-fraise ? Ceux que nous mangions enfants avec une petite cuillère en plastique en forme de pelle rectangulaire collée au couvercle du pot cartonné.

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Manu et sa femme prennent la route ce matin pour Tananarive. Son petit côté logicien et sa santé, ses préoccupations sur son état et ce qu'il va bien pouvoir trouver comme nouvelle idée de travaux à faire dans son hôtel ou encore comment placer des sous, l'évolution du monde... Le temps est venteux, le ciel blanc de nuages déchirés derrière lesquels du bleu apparaît. Je traîne à la terrasse, peu pressé d'aller retrouver les tracas qui m'attendent en ville, le conflit, l'irritation...

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Hier, avant de sombrer dans le sommeil, je pensai à Manu, qui fait désormais partie des collines sur la crête, près de sa chaumière. Cet homme que je retrouvais à intervalles réguliers depuis ces dernières années de cures ici m'avait probablement marqué plus que je n'en avais conscience, en maître des lieux nonchalant, trônant sur l'une ou l'autre de ces chaises de jardin au-dessus du lac. Son visage osseux au nez allongé, sous une casquette et les derniers temps, le regard couvert par des lunettes de soleil au dehors comme au dedans, se tournait vers moi avant de revenir en direction de l'étendue d'eau cernée par les volcans, se parlant à lui-même et à la nature où il avait choisi de venir passer sa retraite, de ses sujets de prédilection, parfois mouvementés par une idée nouvelle, une actualité ou une modification dans la météorologie. Souvent nous partagions un repas le soir, un café le matin, une bière ou un verre de vin, les derniers plaisirs ritualisés depuis qu'il ne courait plus la campagne, les filles et avait cessé de fumer.

Une impression s'installe depuis quelques temps, que ces époques sont déjà révolues, celles qui sont fraîchement terminées accompagnant les prochaines qui s'estompent déjà, bien que ce ne soit pas encore la réalité, ce que l'on nomme généralement le présent.

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Plus tard, l'air paraît se rafraîchir. Du ciel bleu mais aussi des cumulus rassemblés tout autour du lac. En contrebas, l'eau abondante a détruit la plupart des rizières, elles sont en grande partie inondées. Dans la chambre numéro 5 ; combien de séjours ai-je passé ici ? Le second depuis que Manu n'est plus là.

C'est sa femme qui m'apporte mon café, la preuve je crois qu'elle est contente de me revoir. Je conserve cette habitude de venir ici.

Le tonnerre gronde dans mon dos, vers Soavinandriana, et l'on aperçoit au loin le rideau de pluie qui recouvre les collines dans arrière-plan. Le bruissement des feuilles dans les arbres imite le bruit des gouttes. Le chien au pelage caramel s'est approché de moi sous la tonnelle, à l'écoute du vent annonciateur d'une averse qui ne vient pas encore. C'est résolument un bel endroit, comme j'aimerais en retrouver en France, comme il en existe de nombreux. J'ai des choses à oublier, d'autres à garder en souvenir. Une brume rapide avale les volcans depuis ce que je pense être l'Est et contraste avec le point cardinal opposé, qui demeure lumineux. La surface agitée de l'eau est devenue brillante, changeant bientôt au beige mate. Je pense au foehn allemand que décrit Hermann Hesse, que je ne connais que par la littérature. Un vent alpin qui souffle à l'automne dans ces régions qui entourent la Suisse où avait trouvé refuge l'écrivain, qui s'annonce soudain et brise violemment le calme d'une vallée boisée dans un paysage vert, bleu, noir et blanc – dans mon souvenir, des forêts à l'Est de la frontière française. L'eau arrive, ce sont d'abord des gouttelettes, elles se transforment vite en une pluie forte et serrée.

 

La Chaumière, Décembre 2019 – Février 2024